Significative est l’histoire de la Rapsodie pour orchestre avec saxophone principal de Claude Debussy, composée à Paris, de 1903 à 1908, œuvre singulière et unique montrant les difficultés d’un instrument à s’intégrer dans un monde organisé sans lui, comme le violon, cinq siècles plus tôt.

Claude DEBUSSY
et la
Rapsodie avec saxophone

(partie 2)

Jean-Marie Londeix, (janvier 2014)

 

oOo

Alors que Debussy était intimement touché par son dramatique divorce, il lui était par ailleurs fait reproche, avec La Mer créée le 15 octobre 1905, d’écrire maintenant de la musique compliquée voire absconse. La rhétorique nouvelle de l’orchestre de La Mer, perçue comme « kaléidoscopique » (Jean Chantavoine) , était sévèrement jugée. La Mer tournant définitivement la page du symbolisme était jugée d’une nouveauté excessive, et paraissait « beaucoup plus déroutant que ne l’avait été Pelléas »(François LESURE : « Claude Debussy ». Edit Fayard 2003, p.276.) .
En composant pour saxophone Debussy tenait à réagir à ces critiques. Alors en relation avec les « naturistes », il rechercha « un renouveau du classicisme, en même temps qu’une manifestation d’une certaine empreinte musicale nationale »(François LESURE, Claude Debussy, Edit.  Fayard, 2003.) . Mettant en œuvre ces nouvelles dispositions, il s’abstint des changements de mètre et de tempo ; du déroulement elliptique des motifs ; de la « vacillation continue » ; des explosions dynamiques soudaines… Il usa aussi des sonorités claires, sans mélange. Il le dit en 1908 à Victor Ségalen : « Je m’efforce d’employer chaque timbre à l’état de pureté, comme Mozart par exemple. (…) On a trop appris à mélanger les timbres, à les faire ressortir par des ombres ou des masses, sans les faire jouer avec leurs valeurs mêmes. Wagner y est allé très loin, qui unit par exemple deux à deux ou trois à trois la plupart de ses instruments. Le comble du genre c’est Strauss, qui a tout foutu parterre. Il joint le trombone à la flûte. La flûte se perd et le trombone prend une voix étrange –je m’efforce au contraire de garder sa pureté à chaque timbre, de le mettre à sa vraie place » (Entretien du 17 décembre 1908, in Correspondance Debussy   Edit. Gallimard, 2005, pp. 2206-07.) .
Á cette même époque, Debussy cherchait à créer un art national débarrassé notamment des influences allemande et italienne. « Depuis Rameau –disait-il-, nous n’avons plus de tradition nettement française… Nous avons adopté des procédés d’écriture les plus contraires à notre esprit… »( DEBUSSY, article paru dans L’Intransigeant, du 11mars 1915) .
Marcel Proust témoigne dans plusieurs de ses ouvrages (Marcel PROUST : « La Prisonnière » GF Flammarion-Paris 1984, pp. 210-14 ; 221-23 ; 232-34. ) des préoccupations nationalistes de Debussy, de l’intérêt que le compositeur portait aux mélodies populaires , et très précisément aux « cris », à ces formules sonores moitié chantées moitié criées, que lançaient dans les rues des villes, les petits marchands ambulants, colporteurs et camelots, pour manifester leur présence.. (« Par St Georges ! nous n’avons qu’un musicien qui soit véritablement français, et c’est Paul Delmet [1], il est le seul à avoir noté la mélancolie des faubourgs, et la sentimentalité qui rit et pleure sur le gazon rougi des fortifications, le meilleur élève de ce maître est encore Massenet mais les autres, avec leurs préoccupations sociales et leur prétention à mettre la vie en accord de septième, ne sont que de tristes moules » (DEBUSSY, article paru dans L’Intransigeant, 11mars 1915). ) Curieux de savoir en quoi consistait à l’époque ces signaux inventés par les gens du peuple, hors des académies et des influences esthétiques savantes ( Marcel PROUST, au moins dans « La Prisonnière » (1923), cinquième volume de « Á la Recherche du temps perdu ».) , je consultai les ouvrages spécialisés. Il s’avérèrent nombreux.
Dans la plupart d’entre eux, seules les paroles sont notées. Dans «Les Voix de Paris » de Georges Kastner, ouvrage paru au milieu du XIX° siècle (quelques années avant la naissance de Debussy), paroles et musique sont heureusement associées. Quelle ne fut pas ma surprise en parcourant ce savant ouvrage, de trouver des formules qui correspondaient exactement à certains fragments des mélodies de la Rapsodie avec saxophone : Cris de porteur d’eau, cris de cordonnier, cris de marchands de lunettes, de légumes, de fleurs, de guetteur de fiacre…

Les similitudes sont nombreuses: ambitus étroit des formules mélodiques; passage fréquent du binaire au ternaire, répétition de motifs non concluant, utilisation mélodique de petites notes, assymétrie des carrures, et caractère idiomatique des tournures.
Dans cette perspective de musique “populaire”, le choix du saxophone, instrument des kiosques à musique et des musiques militaires, n’est pas irréfléchi. Son usage, au contraire, paraît être fruit d’une profonde réflexion.

[gview file= »http://asax.fr/wp-content/uploads/2017/02/londeixdebusssy.pdf »]Le marchand d’eau. [N°230] Mesures : 3, 10-13, 70, 77, 81-84, 298, 354, 358
Le loueur de services. [N°18] Mes. : 14, 24, 206, 222, 259-60, 288-289, 293
Le marchand de petits-pois frais [N° 41] Mes : 26, 28. (Petites notes pittoresques. Oppositions rythmiques ternaire-binaire). Marchand de lunettes / Marchand de pommes. / Marchand d’éponges / [N°22 – 34 – 180] Mes. : 17-19, 23, 43-44, 46-47, 65-67, 96-99, 105-06, 109-10, 115-17, 127-29, 137-44, 146-228
Cri de batelier/ Crieur de fiacre [N° 38] Mes 253 / Marchand d’oignons. [N° 32 ] Mes : 170, 172, 338, 340, 346
Marchande de noisettes et Marchande de fleurs. [N° 164 & X] Mes. 203-300

La découverte me troubla. S’avérant exacte, elle permettait de voir en la Rapsodie avec saxophone, une œuvre charnière dans l’œuvre du grand musicien français, alors dans la force de l’âge !

Même si Claude Debussy n’eut pas connaissance du savant ouvrage de Georges Kastner, il est vraisemblable qu’il entendit sous ses fenêtres, des cris de même type. Au début du XX° s. les rues des grandes villes étaient encore animées de ces signaux sonores. Le grand compositeur ne trouvait-il pas là « l’exemple d’une musique sans règlement » (Cité par François LESURE, « Claude Debussy » Fayard, 2003,p. 451) telle qu’il l’appréciait chez Albeniz utilisant les thèmes populaires comme « quelqu’un qui en a bu et entendu, jusqu’à les faire passer dans sa musique, sans qu’on puisse s’apercevoir de la ligne de démarcation » (DEBUSSY, cité par François LESURE, « Claude Debussy » Fayard, 2003,p. 452.) , ou encore chez les tziganes qui l’avait séduit lors de son voyage en Russie.
Depuis le Moyen-äge les « cris » étaient utilisés dans des œuvres savantes, comme chez Janequin et Rameau, plus tard Gustave Charpentier.
Et c’est peut-être pour répondre de son élégante façon debussyste à Gustave Charpentier, qu’il bâtit ainsi la Rapsodie avec saxophone.
Gustave Charpentier, en 1900, avait employé des cris de Paris dans son opéra Louise. La critique de Debussy fut singlante : « comme un sale prix de Rome, [Charpentier] fait [des cris] des cantilènes chlorotiques, sous des harmonies dont je dirai qu’elles sont parasites, pour être poli »(Claude DEBUSSY, lettre à Pierre LOUŸS, du Mardi, 6 février 1900) .
Debussy refusant de se servir des cris à des fins décoratives ou exotiques, en fait, dans un sens tout opposé, des éléments constitutifs de phrases instrumentales originales, personnalisées, subtilement modulées, finement accentuées au gré des terminaisons masculines ou féminines. « Il ne faut –disait-il- se servir de la musique populaire de son pays que comme base, jamais comme un moyen d’écriture ». Il use de surcroît de nuances sages dans un ambitus sonore étroit, volontairement populaire.
En élaborant une musique essentiellement nationale et en revenant à des formes d’art simplifiées, Debussy ne cherchait-il pas également à montrer aux détracteurs de La Mer, qu’il pouvait à sa guise utiliser un langage musical autrement compréhensible ?

Originalité de l’emploi du saxophone

Comme nous l’avons vu, utiliser le saxophone au début du XXème siècle à des fins musicalement ambitieuses, passait pour incongru. Devant l’absence de saxophonistes de qualité, il fallait aux compositeurs créateurs un certain courage pour affronter les sourires narquois voire les sarcasmes de leurs pairs.
Debussy admirant Jules Massenet affectionnait tout particulièrement son opéra « Werther » et le rôle qu’y tenait le saxophone. C‘est en quelque sorte tout naturellement qu’il utilisa le saxophone alto, comme son aîné, dans la tessiture medium, sensuelle et chaude de mezzo-soprano, rappelant la tessiture vocale des cris et créant un savoureux contraste avec le statisme de l’harmonie qu’installent les successions répétées d’accords parallèles,.
Réprouvant –comme à son habitude- la virtuosité, le compositeur voulant peut-être aussi ménager les capacités instrumentale de la commanditaire, évita de faire intervenir le saxophone dans les aigus et dans les passages aux rythmes dansants, réservant l’instrument principal aux endroits « chantés ». Il construisit son œuvre en la marquant à sa façon, de la personnalité singulière de la dédicataire.

Si sur son manuscrit de l’œuvre Debussy note scrupuleusement la partie de saxophone, ainsi que l’entrée des instruments, certaines questions demeurent :
– Pourquoi pour une œuvre visant somme toute la simplicité Jean Roger-Ducasse a-t-il fait choix d’un effectif orchestral aussi puissant (avec notamment 3 trompettes, 3 trombones et 1 tuba ?
– Pourquoi à la mesure 128 confie-t-il à la clarinette un motif que Debussy indiquait à la trompette avec sourdine ?
– Pourquoi supprime-t-il une mesure avant le numéro 8 ?

Conclusion

Grâce au précieux manuscrit de Boston, l’originalité et l’authenticité de l’œuvre ne sont plus mises en doute.
L’éminent spécialiste de Debussy que fut François Lesure, chargé de dresser le catalogue raisonné du compositeur, attribua enfin à la Rapsodie avec saxophone un numéro d’opus : le L98. En 1993 il m’écrivait « Je ne puis vous dire combien vous avez raison sur l’abus qu’il y a à prétendre que Roger Ducasse a « achevé » la Rapsodie pour orchestre et saxophone de Debussy. Il serait plus juste de parler de mise au point pour la gravure. (…) Le fait que [son nom] ne figure pas sur la partition n’a rien d’anormal : celui de Koechlin n’est pas davantage mentionné sur celle de Khamma. Autrement, il se poserait un problème de droits d’auteur ! » . (François LESURE, : fax adressé le 25 IX 1993 à Jean-Marie Londeix.)

Comme la « fantaisie » (titre que Debussy attribua un temps à la Rapsodie – Lettre de DEBUSSY à Pierre Louÿs, du début d’Août 1903. « Je suis l’Homme-qui-travaille-à-une-Fantaisie-pour-saxophone(…).Étant donné que cette Fantaisie est commandée…» ), la pièce pour orchestre avec saxophone principal, est non soumise à de strictes règles formelles. Elle inaugure pour moi une nouvelle manière de composition que Debussy ne put, mort trop tôt, exploiter davantage, comme il put le faire avec les manières précédentes.
Même si l’œuvre pouvait être revue quant à l’effectif orchestral adopté par Ducasse, elle s’avère être, dans sa présentation actuelle, un opus important dans l’histoire du saxophone mais aussi dans la production du grand Debussy.
Dans sa forme singulière elle demeure une œuvre majeure de l’instrument, et mérite à la fois la considération particulière des esthètes de la musique, et la considération des saxophonistes.
Son respect me paraît aller de soi.

à Suivre [….]

Article à propos de la version de la Rhapsodie Mauresque Pour Orchestre et saxophone principal / Réduction pour saxophone et Piano Arrangement Bertrand Peigné ici